Un modèle de résilience et de sociabilité

Dossier colocation, article n° 1   Sommaire

17 novembre 2022ContactIsabelle Barazza

L’essor soudain de la colocation en France ne peut se laisser appréhender par la seule contrainte économique. Cette pratique, qui donne lieu à des modalités de partage du logement très hétérogènes, s’inscrit aussi dans un long processus de transformation des structures familiales et de l’espace domestique. Une mutation caractérisée entre autres par la constitution de « ménages non familiaux » qui renouvellent les liens sociaux traditionnels. Ces nouveaux groupes domestiques « colocataires » alimentent de nombreux récits, allant de la société du « partage » à la résurrection d’anciennes utopies. Autant de discours qui amalgament les diverses motivations animant la colocation, entre pragmatisme économique et construction d’un nouveau modèle de sociabilité.

La colocation : quelle définition, quels contours ?

Colocation, cologement, cohébergement, cohabitat, coliving, location partagée… si le vocabulaire de la colocation s’enrichit de jour en jour, quelles réalités recouvre-t-elle ? Il est aujourd’hui peu aisé d’en donner un périmètre précis tant les usages, les publics, les situations personnelles et sociales, les temps d’occupation, les lieux investis, ou encore les cadres contractuels, sont variés. Dès lors, que faut-il entendre par « colocation » ? 
La colocation est un statut d’occupation du logement « définie comme la location d’un même logement par plusieurs locataires, constituant leur résidence principale », tel que le précise la loi Alur (2014). Elle peut être formalisée par la signature d’un bail unique par tous les locataires, ou de plusieurs baux personnalisés (cf. Chronique : « Colocation : ce qu’en dit la loi »).
Les sites d’annonces dits de « colocation » s’appuient avant tout sur un principe de « partage d’un logement », ce qui ne donne pas toujours lieu à la signature d’un bail de colocation. Il s’agit le plus souvent de plates-formes de mise en relation de locataires et de propriétaires (ou entre locataires dans le cadre de la sous-location). La colocation prend alors l’allure de location chez l’habitant (propriétaire bailleur occupant), de sous-location (par un locataire), ou encore d’hébergement provisoire, voire de « sous-colocation » par un colocataire pendant une période de congé, par exemple. Sur le plan administratif, la nuance est de taille : la sous-location, par exemple, n’ouvre pas les droits à l’aide personnalisée au logement (APL). Parmi ces situations très hétérogènes se dessine une ligne de démarcation entre des propositions plus ou moins « bricolées », et d’autres plus ou moins « formalisées » dans des lieux spécialement aménagés, avec des statuts d’occupation et des modalités contractuelles plus clairement définis. 

Une « révolution du lien social »

S’il est convenu d’aborder la colocation dans un premier regard comme une contrainte économique qui a entraîné une transformation sociologique, il faut rappeler que le « foyer » a été le cœur de profondes mutations, plus anciennes, plus intimes, amorcées notamment dans les années 1960. Elles touchent particulièrement au lien familial et conjugal, aux assignations du masculin et du féminin, à la représentation de l’individualité, opérées entre autres à travers : l’autonomie financière des femmes, la maîtrise de leur fécondité, l’obsolescence de certains modèles tel celui du « chef de famille », les nouvelles formes de conjugalité et de parentalité, formant un faisceau d’évolutions qui aboutissent à l’augmentation des divorces et des séparations et au développement de structures familiales diversifiées : recomposées, monoparentales, multifamiliales, homosexuelles, couples choisissant de vivre séparément, etc.

L’avènement du ménage non familial

Michel de Certeau définissait le logement comme « ce lieu propre qui, par définition, ne saurait être le lieu d’autrui »1. Cependant, le « foyer », enclos familial, est aujourd’hui devenu le lieu du mouvement, un espace qui s’est ouvert et redéfini à travers de nouvelles expériences et manières de vivre en commun, où la famille se décompose et se recompose en de multiples modèles (avec « beaux-pères », « belles-mères », demi-frères ou demi-sœurs, conjoint(e) de l’enfant, couple divorcé contraint de partager encore le même toit, etc.), jusqu’à la définition même de « ménages non familiaux » caractéristiques des nouvelles cohabitations : « Les sociétés sont devenues plus fluides et les couples évoluent. On constate l’émergence de nouveaux groupes domestiques, qui n’ont plus grand-chose à voir avec la forme traditionnelle. La colocation se révèle d’ailleurs parfois plus simple que la vie en couple ! », comme l’explique le sociologue Yankel Fijalkow2.

Madeleine Pastinelli livre une définition de ce ménage non familial : « (…) je définis le ménage non familial comme un ménage (une ou plusieurs personnes qui tiennent une unité domestique autonome) composé de plus d’une personne, avec ou sans enfant, et dans lequel au moins une des personnes n’a aucun lien direct de parenté avec les autres et n’est pas le ou la conjoint(e) (du même sexe ou de sexe opposé) de l’une d’elles. Cette définition est suffisamment large pour regrouper les ménages qui se composent d’un couple et d’une tierce personne ou ceux qui se composent d’un ou de plusieurs parent(s) seul(s). C’est une définition qui (…) est centrée sur la présence d’au moins une relation « d’étrangeté », peu importe que le ménage comporte un couple ou des parents avec leurs enfants. »3 
Dans son investigation des multiples formes de la colocation/cohabitation, Monique Eleb évoque l’apparition d’un nouveau lien social, combinant amitié et esprit familial : « La familiarisation des rapports d’amitié, c’est le fait de devenir une famille, mais sans le poids de la famille habituelle, sans ses règles, sans le poids de l’histoire. C’est-à-dire que les relations qui se mettent en place sont du même ordre que les relations familiales, dans le sens où on partage des choses du quotidien et où l’entraide est présente. »4  

Société élective et collaborative : folklore et récits de la colocation

Espace transitionnel en perpétuel mouvement et recomposition, la colocation est un terrain favorable au déploiement de nombreux récits. Microcosme humain et concentré de références sociales, il constitue une réserve thématique de choix pour le cinéma et la télévision, qui ont ainsi façonné toute une galerie de stéréotypes. On retrouve ce folklore de la colocation et du colocataire sur les plates-formes dédiées. Roomlala.com en présente les « profils » : le fêtard, le buveur occasionnel, le mélancolique, le minutieux, le (trop) visible, l’invisible, le M. Propre, le dégueulasse. Sur l’appli Whoomies, on peut lire : « Plutôt #Fêtard ou #Casanier ? #Vegan ou #Carnivore ? #Maniaque ou #Bordélique ? Laisse la magie Whoomies opérer, et rencontre des profils compatibles. »

La colocation suscite également certaines représentations. La première serait de se libérer du groupe familial imposé pour évoluer vers un groupe choisi : celui de ses colocataires. Choisi plus ou moins, parfois moins que plus. La souplesse de ce dispositif locatif, le turnover des entrants et des sortants, procurent l’idée d’une certaine liberté d’action et de choix, dont il ne faut pas ignorer la face cachée, étroitement corrélée à la flexibilité de l’engagement et du désengagement : l’absence de stabilité, de sécurité et une forme de précarité. À ce sujet, Serge Paugam avise de « se méfier de l’angélisme qui conduit à la glorification de l’individu libéré de toute contrainte, capable de renouer à tout moment de sa vie d’autres liens pour compenser ceux qui viennent de se rompre. »5  Une plasticité des relations sociales façonnée et exacerbée par la pratique des réseaux sociaux et celle du monde numérique en général, qui répond également à d’autres injonctions telles la mobilité, la flexibilité, jusqu’à l’intégration de l’intérim et de la précarité, déjà tout à fait assimilés dans la sphère professionnelle. La journaliste Isabelle Rey-Lefebvre n’introduit-elle pas son article sur l’essor des locations meublées par cette interrogation : « Les baux d’habitation vont-ils, comme les contrats de travail, devenir de plus en plus courts ? »6 
Les études sociologiques n’oblitèrent pas toutefois les raisons fondamentales du choix colocatif : un mode d’accès au logement et une économie budgétaire ; une solution pour se maintenir dans le logement, prévenir les impayés de loyers et les expulsions locatives ; la quête d’autonomie ; la lutte contre la solitude, que Michel Fize a également repérée chez les jeunes : « Nous vivons dans un monde de très grande solitude et, chez les jeunes, elle est beaucoup plus grande qu’on ne l’imagine. La colocation est évidemment un parapluie contre cette solitude et contre des montées dépressives à un moment de la vie qui n’est pas évident. On découvre le monde du travail, on doit faire ses preuves, on s’éloigne des copains d’études... »7  La pandémie de Covid-19 a certes apporté une nouvelle complexité au sein de la colocation (désinfections répétées, distances à respecter, port du masque dans les logements, etc.), mais elle s’est imposée comme une alternative évidente à ceux qui ont souffert d’isolement. Depuis, la motivation sociale de la colocation, à savoir rencontrer de nouvelles personnes, occulte celle de l’économie budgétaire (pour 76 % des personnes interrogées par LocService8), et les confinements ont fait apparaître de nouvelles attentes comme celle d’un logement plus spacieux9.

Une autre tentation serait de projeter sur la colocation des principes, une idéologie, qui l’apparenteraient au secteur de l’économie collaborative ou de « l’économie du partage », c’est-à-dire à des communautés intentionnelles, soudées par de véritables projets politiques. La colocation vient en effet s’inscrire dans le long cortège des « co », un préfixe qui fait fureur aujourd’hui et semble esquisser l’aube d’un monde meilleur, fraternel, solidaire et sobre : colocation, covoiturage, coworking, coliving, co-construction, cocréation, coprésence, etc. D’aucuns évoquent la « société du co », du « partage », multidimensionnelle, ambiguë et coincée entre valeurs humanistes et visée lucrative. « Ce préfixe traduit-il une évolution plus collective des rapports sociaux ou un habile recyclage d’arrangements vieux comme le monde ? », interroge Jérôme Delfortrie, avant de poursuivre : « Par l’adjonction du préfixe « co », l’idée d’horizontalité, de faire-ensemble s’infuse… Une opération idéologique bien pratique transforme la nécessaire recherche d’économies en un choix de vie collectif, présenté comme alternatif, voire é-co-logique. »10  

Si un nouveau rapport à la consommation émerge, notamment autour du « partage », la question du « pouvoir d’achat » reste toutefois au centre des préoccupations. La tentation est alors aisée d’idéologiser ce qui relève du simple pragmatisme, c’est-à-dire un mode de vie dicté par l’époque et sa réalité sociale, sous couvert de discours sur l’empowerment du « consommacteur » qui aspire à « remettre du sens dans sa vie », ou encore de sharevolution. Dans le cadre de la colocation, c’est le partage des frais et charges de loyers, avant même celui de l’espace, qui motive principalement ce choix de vie.
Le développement de la colocation plonge ainsi ses racines dans le substrat sociologique des mutations affectant la structure familiale et fait écho à certaines expériences communautaires. Pratique résiliente permettant de faire face à un contexte général de cherté, elle peut ainsi se trouver tiraillée entre des orientations divergentes. Mais cet espace/temps transitionnel constitue également une opportunité pour l’expérimentation de nouveaux modes de vie. Inscrite généralement dans les courts et moyens termes, elle prend parfois la forme de véritables projets élaborés (habitat collectif, partagé, coopérative d’habitants, etc.), donnant un sens et une dimension tout autres aux valeurs de solidarité et de partage. 

1. Certeau Michel de, L’Invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990.
2. Fijalkow Yankel, Sociologie du logement, Paris, La Découverte, coll. Repères, 2016.
3. Pastinelli Madeleine, Seul et avec l’autre. La vie en colocation dans un quartier populaire du Québec, Québec, Celat, Presses de l’université de Laval, coll. Intercultures, 2003.
4. Eleb Monique, Bendimérad Sabri, Ensemble et séparément. Des lieux pour cohabiter, Bruxelles, Mardaga, 2018.
5. Entretien avec Serge Paugam réalisé par Anne Châteauneuf-Malclès sur le thème du lien social, SES ENS, 2012.
6. « Le parc locatif privé bousculé par l’essor des locations meublées », dans Le Monde, 27 mars 2019.
7. Fize Michel, « Les jeunes sont plus seuls qu’on ne croie », dans L’Humanité, 23 octobre 1999.
8. Observatoire Locservice de la colocation 2022, LocService.fr.
9. Ibid.
10. Delfortrie Jérôme, « La société co-quelquechose », Réseau Pratiques sociales, avril 2017.

Une enquête de référence

Madeleine Pastinelli est ethnologue et professeur au département de sociologie de l’université de Laval, au Québec. Ses recherches portent entre autres sur les expressions de la sociabilité contemporaine et la transformation du lien social opérées à travers la constitution des nouvelles communautés, aussi bien réelles que virtuelles. L’enquête de terrain Seul et avec l’autre. La vie en colocation dans un quartier populaire de Québec, publiée en 2003, est l’une des plus éclairantes sur cette forme de partage du logement. L’étude des données statistiques a montré sa progression quantitative déjà marquée au début des années 2000, interpellant M. Pastinelli sur la diffusion de la colocation auprès de tranches d’âge jusque-là étrangères au phénomène : les 35-55 ans. À travers nombre de témoignages, elle livre une définition précise de ce mode d’habiter et caractérise les liens multiples qui unissent les protagonistes :
« On réalise rapidement que la colocation n’est pas si étrangère à nos habitudes et qu’elle emprunte allègrement aux formes traditionnelles des structures sociales. Il y a donc quelques traces de la famille, du célibat et du couple dans la colocation, reste à savoir en quelles proportions et selon quelles configurations. Tout en cherchant à savoir si les ménages non familiaux représentent un substitut de la conjugalité, une façon d’échapper aux modèles de référence ou, au contraire, s’il s’agit d’une forme temporaire de compensation dans l’attente d’une nouvelle situation ou, encore, d’un nouveau modèle qui dispose de sa logique propre. »

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