Télétravail et transition : de faux amis ?
Article extrait du Cahier n° 181 « À Distance, la révolution du télétravail »
L’idée selon laquelle le télétravail serait bénéfique pour l’environnement et la qualité de vie s’inscrit dans un triple imaginaire : la réduction des déplacements et de leurs impacts, la généralisation d’un mode de vie ralenti et plus sobre, et le rééquilibrage des territoires. Les premières évaluations montrent des bénéfices sous conditions.
On prête au télétravail des vertus écologiques : il réduirait les déplacements, et notamment ceux liés aux trajets domicile-travail, accentuerait la dématérialisation du travail, et diminuerait le besoin en surfaces de bureaux. Il s’accompagnerait d’un « exode urbain », qui permettrait un aménagement plus équilibré des territoires. Il favoriserait une proximité renouvelée et permettrait de mieux concilier vies professionnelle et personnelle. À terme, avec son développement, une révolution s’opérerait dans nos modes et lieux de vie, et ainsi répondrait aux aspirations actuelles de nature, de rythme apaisé et de proximité. Et si la réalité était moins idyllique ? Des études récentes font atterrir cet imaginaire sur des réalités plus complexes. Le télétravail ne serait « vertueux » qu’à la condition que nos modes de vie et de production évoluent aussi.
UNE NÉCESSAIRE APPROCHE TRANSVERSALE
Des chercheurs1 ont effectué une recension internationale de 39 modélisations publiées entre la fin des années quatre-vingt-dix et 2019, qui quantifient l’impact du télétravail sur l’environnement. Les deux tiers de ces travaux concluent à des impacts positifs sur les consommations d’énergie et les émissions associées : gaz à effet de serre (GES), pollution de l’air, bruit, etc. Dans ces modélisations, les bénéfices environnementaux du télétravail seraient donc proportionnels à la part modale de l’automobile dans les territoires (et plus particulièrement lorsqu’elle est empruntée par un seul passager), aux distances parcourues pour aller travailler, à la fréquence à laquelle il est déployé, et à la part des salariés qui le pratiquent. Selon les modèles, les bénéfices environnementaux varient de quelques points de pourcentage à 30 %, en fonction du contexte territorial et des indicateurs retenus. Ces premières modélisations soulignent l’importance d’une approche transversale et multiscalaire pour estimer les effets environnementaux du télétravail. Toutefois, elles n’avaient pas prévu le Covid-19, l’essor massif et accéléré du télétravail, ni le bouleversement qu’il a suscité, à la fois dans l’organisation interne des entreprises et dans les aspirations des salariés.
L’APPEL DU LARGE
Le développement de la pratique du télétravail pourrait accentuer les désirs de mobilité résidentielle. En 2021, 36 % des actifs franciliens envisageaient de déménager, dont près de la moitié hors de l’Île-de-France2. Si le désir de déménagement n’est pas toujours suivi d’effet, il semblerait que, chez les télétravailleurs, le processus soit plus engagé, certainement parce que de nouveaux arbitrages sont possibles et que la localisation du bureau est moins contraignante. Ainsi, pour 22 % d’entre eux, l’acquisition d’un nouveau logement était en cours, contre 12 % chez les non-télétravailleurs. En réduisant la fréquence des déplacements domicile-travail, le télétravail pourrait élargir nos territoires de vie, profilant ainsi une nouvelle vague de périurbanisation et un usage accru de la voiture pour les petits trajets du quotidien. Corrélativement, il permettrait aux entreprises d’élargir leur bassin de recrutement, d’aller chercher de nouvelles compétences au-delà des métropoles et zones urbaines. Dans des cas extrêmes, la généralisation du télétravail viendrait faciliter un nomadisme numérique à l’échelle planétaire, avec un usage fréquent de l’avion. Les salariés seraient tentés de partir vivre à l’étranger tout en télétravaillant pour leur entreprise en France, comme le font déjà certains indépendants dans l’informatique, le webdesign ou la publicité, depuis Bali, Lisbonne ou les Canaries, des destinations plus avantageuses en matière de pouvoir d’achat et de fiscalité. Les mobilités sont façonnées par nos modes de vie et dépassent largement le strict cadre du travail. Comme le rappelle le cabinet de conseil Carbone 4, les trajets domicile-travail ne comptent que pour 4 % dans le total des émissions de GES en France, ce qui fait de la réduction des déplacements pendulaires une cible importante mais non suffisante pour la transition écologique. L’impact du télétravail à moyen et long termes sur les déplacements dépendra « des vies qu’on mène »3 et de l’ensemble de nos mobilités. Dans une société qui valorise la mobilité et la vitesse comme facteurs de reconnaissance sociale, le temps gagné sur les déplacements domicile- travail pourrait entraîner une augmentation des déplacements pour d’autres motifs. Comme le dit Sylvie Landriève4 : « Dès qu’on gagne un peu de temps, on en profite pour aller plus loin. On adore bouger ».
L’IMPACT DU NUMÉRIQUE
L’essor du télétravail est aussi étroitement lié à celui du numérique. Les relations de travail virtuelles se matérialisent à travers des ordinateurs, des smartphones, des objets connectés, des data centers, des câbles, qui acheminent les données et font fonctionner les réseaux. L’augmentation de la fréquence du télétravail devrait s’accompagner d’une démultiplication des équipements au domicile ou dans des tiers-lieux, ainsi que des nouveaux matériels au sein de l’entreprise pour faciliter les visioconférences. Ces infrastructures et ces équipements supposent d’augmenter les extractions d’or, de cuivre, de nickel, de zinc, d’arsenic ou de gallium. Ces ressources ne sont pas disponibles en Europe (et encore moins en France) d’une part, et, d’autre part, leur recyclage est aujourd’hui très peu développé. Cette phase de production des équipements représente plus de 75 % de l’empreinte environnementale mondiale du numérique, laquelle est dans son ensemble supérieure à trois fois celle d’un pays comme la France. Parmi ces équipements, les ordinateurs (notamment les plus performants), les écrans, ou encore les imprimantes (notamment laser), largement utilisés pour le télétravail, sont des équipements dont l’impact sur les émissions de GES compte parmi les plus importants5. Soumis à des cycles de vie très courts, les équipements électriques et électroniques se transforment rapidement en déchets. Ils sont globalement bien valorisés, puisqu’en moyenne 75 à 80 % d’entre eux sont réutilisés ou recyclés chaque année, d’après l’Ademe. Toutefois, à peine la moitié de l’ensemble de ceux mis sur le marché est collectée par les acteurs de la gestion des déchets. En outre, parmi eux, les écrans ou les moniteurs sont les équipements électriques et électroniques dont le taux de valorisation est le moins important6. Le développement du numérique a également des conséquences sur la consommation énergétique. Le développement du cloud computing (stockage des données en ligne), la démultiplication des lieux de travail et celle des data centers, pourraient amener à une croissance exponentielle de la consommation d’énergie. Selon le Shift Project7, avant la généralisation du télétravail et la 5G, elle avait déjà augmenté, en France, de 50 % entre 2013 et 2017, passant de 2 000 à 3 000 TWh par an. D’ici 2025, la consommation énergétique du numérique pourrait continuer à croître à un rythme annuel de 10 %, pour se situer entre 5 700 et 7 300 TWh en 2025. La généralisation du télétravail est-elle compatible avec une politique de sobriété énergétique ? N’est-elle pas un transfert de dépenses d’énergie vers les salariés ? L’usage plus intensif des domiciles sera-t-il capable de contenir des consommations électriques ou de chauffage auparavant émises dans des bureaux ou locaux d’activités ? Et à quelles conditions le télétravail peut-il induire des économies d’énergie dans les entreprises ? Selon une étude de RTE8, le télétravail n’a un véritable impact qu’à l’échelle d’un bâtiment entier. Si un seul étage est vide alors que le reste de l’immeuble est plein, ou même à moitié plein, impossible de couper le chauffage central et donc de réaliser des économies d’énergie significatives. En d’autres termes, le télétravail ne permettrait une économie d’énergie que si tous les employés travaillaient à distance le même jour.
REMÈDE OU POISON ?
Les bénéfices environnementaux du télétravail ne sont pas acquis de fait. Dans les modélisations, le champ (qui télétravaille ?), l’intensité (combien de jours ?), les modalités (à domicile ou en tiers-lieux, dans une autre région ou dans la même ?) et le contexte territorial (mix énergétique, réseau de transports en commun, densité...) du déploiement du télétravail déterminent l’amplitude de ses impacts. Au travers de ces facteurs, c’est bien du mode de vie dont elle dépend. À grands traits, deux horizons très contrastés se dessinent. D’un côté, le télétravail pourrait venir creuser les inégalités (pressions salariales, précarité énergétique…), et par effet rebond venir accélérer la consommation d’énergie et de ressources, à travers un mode de vie qui continuerait de valoriser la vitesse et la mobilité. De l’autre côté, le télétravail pourrait faciliter la mise en place d’un nouveau mode de vie, qui réduirait le nombre et la portée des déplacements, s’émanciperait d’un rythme de vie imposé pour vivre en plus grande proximité dans les villes et en dehors des villes, et permettrait, à l’échelle nationale, un rééquilibrage territorial. La généralisation du télétravail, si elle ne s’accompagne pas d’une politique d’aménagement volontariste et d’une profonde réflexion sur les modes de vie, reviendra à délocaliser dans les espaces périurbains des grandes métropoles les consommations de ressources (foncier, matières, énergie), et à faire peser une partie du renchérissement des dépenses énergétiques consacrées à la mobilité et au logement sur les salariés, notamment ceux qui se seront éloignés des pôles d’emploi.■
1. Hook, Andrew, Benjamin K. Sovacool, Vincent Court et Steve Sorrell. “A systematic review of the energy and climate impacts of teleworking”. Environmental Research Letters, vol. 15, n° 9, August 2020.
2. L’Institut Paris Region. « Comportements et aspirations des Franciliens 2021 ». Enquête Ipsos pour L’Institut Paris Region, 2021.
3. Mathieu, Nicolas. Les vies qu’on mène. Le Bec en l’air, mars 2022.
4. Think Tank Forum Vies Mobiles.
5. Ademe. « Modélisation et évaluation ACV des produits de consommation et biens d’équipement ». Base carbone de l’Ademe.
6. Jover Marion, Mathilde Borie et Sandrine Moriceau, In Extenso Innovation Croissance, Ademe « Équipements électriques et électroniques : données 2020 ». Rapport annuel de la filière, Ademe, 2021. Faits et Chiffres.
7. « La consommation énergétique du numérique : l’impossible maîtrise de la croissance de la consommation par le seul progrès technologique ». Communiqué de presse, France Stratégie, octobre 2020.
8. RTE. « Futurs énergétiques 2050 : les scénarios de mix de production à l’étude permettant d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 ». RTE, octobre 2021.
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