Petits projets, grands effets

Note rapide Économie, n° 981

24 mai 2023ContactHugo Delort, Pascale Leroi, Odile Soulard

Les initiatives de développement qui s’appuient sur les ressources humaines et matérielles locales d’un territoire, où la convivialité et l’innovation sociale dialoguent avec la réalité économique, abondent. Cette économie de la « courte échelle » s’avère résiliente, humaine et porteuse de retombées positives sur le territoire. Une source d’inspiration pour des collectivités locales, qui, dans un contexte de contraintes budgétaires, souhaitent se positionner sur des projets plus légers. Décryptage avec l’expérience du marché de la colonie, à Argenteuil.

Régulièrement, L’Institut Paris Region révèle le foisonnement d’expériences portant sur l’économie circulaire, les low-tech, la convivialité de l’espace public, les initiatives citoyennes, les communs, l’économie éphémère ou encore l’urbanisme tactique. Elles mobilisent les ressources humaines et matérielles locales, et ont un impact positif indéniable sur leur territoire d’accueil. Ces nouvelles expérimentations, qui prennent le contre-pied des grands projets urbains des années 1980-2000, attirent l’attention des maires et les repositionnent dans un rôle d’élus développeurs de liens. Elles sont autant de signaux faibles de l’émergence d’autres voies de développement en réponse à la quête de sens et de résilience exprimée par la société face au tumulte du monde : tensions sociales, crises sanitaires, changement climatique… La richesse de ces projets échappe aux analyses économiques classiques. Pour renseigner ces initiatives, nous avons mis en place un dialogue suivi avec la Brouette Toquée, le collectif qui a redonné vie au marché de la Colonie, à Argenteuil, dans le Val-d’Oise. La diversité et l’inventivité de ses initiatives, les retombées économiques et sociales, ainsi que leur interaction avec la collectivité locale nous ont convaincus d’explorer la création de valeur de ces actions pour les habitants, le territoire et l’économie locale. L’action de la Brouette Toquée est l’exemple phare de cette note, qui se réfère également à d’autres projets en Île-de-France et en France.

 

 

LA BROUETTE TOQUÉE : INVENTIVITÉ ET MONTÉE EN PUISSANCE

Le déclin progressif de l’un des marchés de la ville d’Argenteuil, situé dans le quartier pavillonnaire de la Colonie, a entraîné la mobilisation spontanée de plusieurs habitants autour de la sauvegarde de ce lieu. Un sondage informel, réalisé de porte à porte, a permis d’identifier les attentes des résidents du quartier. Le collectif s’est construit lors de cafés-rencontres organisés dans le marché dès 2016. Il a rassemblé les habitants autour du lieu, dont l’organisation a été revue pour être plus conviviale : animations, espaces jeux pour les enfants, dépôt de vêtements… Ces propositions attractives et l’intensification des usages ont contribué au retour de commerces de qualité dans le marché. En 2019, le collectif s’est structuré en une association, la Brouette Toquée, et a développé ses interventions et ses relations. L’association joue aujourd’hui trois rôles principaux : celui de « relais producteurs » en vendant les produits d’agriculteurs locaux, celui de « tremplin » en aidant des artisans du territoire à lancer leur activité et enfin celui d’animateur du lieu. L’intensité des relations avec les acteurs du territoire lui a permis d’étendre son activité à la commune voisine de Sartrouville. Des membres de l’association ont en effet acheté des parts sociales d’une fabrique de bière locale. L’objectif est de développer l’activité de l’entreprise et d’animer aussi le lieu avec la création d’un nouveau « relais producteurs ». La volonté forte des habitants et les multiples liens sociaux ont donné de l’ampleur au projet. L’association joue sur les différents niveaux d’implication des habitants, du « consom’acteur » au bénévole, et des entreprises, de l’exposant au partenaire économique. En usant des liens étroits ou plus ponctuels, la Brouette Toquée fait du nombre de ses relations une de ses forces, s’assurant d’une interaction solide entre les acteurs et de l’émergence d’initiatives au sein du marché de la Colonie. À travers son fonctionnement, la Brouette Toquée favorise les innovations sociales : elle prône l’expérimentation et le laisser-faire, et accompagne ses partenaires dans leurs projets. Elle fédère un écosystème d’acteurs économiques et associatifs, et participe au développement local. Le marché a multiplié par dix sa fréquentation et augmenté le nombre de commerçants exposants. L’initiative a contribué à la création de près de 30 emplois depuis ses débuts et participe à l’insertion de personnes éloignées de l’emploi, en particulier celles en situation de handicap, en collaborant avec un établissement et service d’aide par le travail (Esat). Elle contribue à la création d’activité économique grâce à Tremplin Colonie, en offrant une vitrine sur le marché et un accompagnement des porteurs de projets issus des territoires environnants.

DES INITIATIVES ASSOCIANT PROXIMITÉ, SOUPLESSE ET CONVIVIALITÉ

La Brouette Toquée s’inscrit dans une dynamique plus large d’initiatives de proximité, qui ont en commun de coller au mieux aux besoins et aux ressources du territoire. Leurs entrepreneurs ont choisi le modèle économique le plus adapté, qui, par ailleurs, peut évoluer dans le temps. Majoritairement privées, leurs statuts sont divers : association, entreprise, collectif… La Brouette Toquée a d’abord été un collectif, puis une association, avant qu’une partie de ses membres créent une entreprise. Les membres sont employés ou bénévoles, ou chefs d’entreprise pour ceux de la brasserie. Ces initiatives s’adressent en priorité aux usagers du quartier et de la commune, même si leur renommée peut s’étendre beaucoup plus loin, à terme. La proximité n’est pas uniquement géographique : les personnes (entrepreneurs, bénévoles et clients) se connaissent, entretiennent des relations de confiance et développent leurs liens pour monter des projets. L’expérimentation facilite aussi la création d’un groupe, et donc le sentiment d’appartenance et le partage de valeurs communes. L’ensemble de ces initiatives portent une éthique sociale et environnementale : intégration de publics différents, mise en valeur des richesses humaines et matérielles locales, utilisation de friches, polyvalence des lieux… L’intensification des usages dans un même lieu est un vecteur de convivialité et favorise les interactions. Il transforme cet espace en centralité de proximité. Les produits en circuits courts, la fabrication locale et le partenariat avec des entrepreneurs ou des artistes locaux sont privilégiés. Le périmètre des ressources mobilisées est restreint pour un déploiement plus rapide, innovant et moins coûteux, en réponse à un besoin et à des usages définis au préalable. Ces initiatives redonnent du sens à l’action individuelle. L’humain est au centre du projet. Les bons process sont partagés et dupliqués, et les erreurs vécues comme des apprentissages.

UNE AUTRE FABRIQUE DE L’ÉCONOMIE

La valeur d’un projet territorial est encore souvent mesurée par des indicateurs économiques : chiffre d’affaires, valeur ajoutée, bénéfices des actionnaires, PIB… Mais les temps changent ; des alternatives émergent et incitent à réfléchir différemment. L’économiste Timothée Parrique évoque une économie « anthropologique », qui se mesure « non pas en euros mais en kilogrammes de matériaux utilisés, de joules d’énergie mobilisée, et en heures de travail ». Pierre Veltz, ingénieur et chercheur en sciences humaines, appelle à une économie « humanocentrée », qui développe les activités de santé, d’éducation, de culture et de loisirs, soit des biens immatériels centrés sur les échanges humains, et non sur la possession de biens et la surconsommation. Il relève le foisonnement au niveau local des initiatives qui marient l’écologie, le numérique, l’économie sociale et solidaire, et l’économie classique, le high-tech et le low-tech. Pour lui, seul l’échelon local permettrait d’apporter cette inventivité et cette souplesse. Enfin, l’économiste Éloi Laurent décrit le rôle de la confiance dans l’économie, qui autorise la prise de risque et permettrait de réduire les coûts des process de vérification. La proximité relationnelle et géographique renforce la confiance.

LA VALEUR CRÉÉE EST SYSTÉMIQUE

Ces démarches ont des retombées positives multiples, créant de la valeur à courte échelle sur le lieu lui-même, pour les individus et le territoire qui les accueille. La valeur produite n’est pas toujours mesurable. Elle touche à l’humain, se construit à partir de la densité des expériences locales, et s’ancre durablement dans le quartier, la commune et ses alentours.

Le site

La plupart des expériences démarrent dans un espace délaissé ou sous-occupé : un marché pour la Brouette Toquée, un entrepôt pour la Base Explore, une friche pour les Serres de Beaudreville, une ancienne faculté pour l’Hôtel Pasteur… La valeur première est d’éviter la dégradation des lieux, laquelle enverrait un signal négatif sur le quartier. Les apports viennent ensuite de ce qui est fait dans ce lieu. Fréquemment, les projets reposent sur la polyvalence, la mixité des fonctions, ainsi que l’intensification et l’hybridation des usages. Le lieu est alors atypique, vivant et unique. La diversité des activités présentes enrichit ses apports et favorise les innovations de toutes sortes. Les bénévoles de la Brouette Toquée peuvent ainsi être le relais des producteurs sur le marché en cas d’absence et gérer le stockage. En répondant localement à un besoin validé, on évite les déplacements pour aller chercher ailleurs la réponse, de même que la proposition de projets surdimensionnés ou mal adaptés. La sobriété dans les moyens et les solutions adoptés, qui privilégient la transformation légère et le sur-mesure, l’entretien, la maintenance, voire la renaturation, réduit l’impact environnemental (partage de matériel, réemploi, recyclerie, atelier de réparation…). Les initiatives de proximité créent des lieux de vie et de rencontres, propices à une nouvelle centralité, qui valorise le site et ses alentours (valeur foncière). Elles contribuent aussi à la revitalisation économique du lieu, parfois en termes de création d’emplois, de richesse générée et d’accueil d’activités.

 

 

Les individus

Au sein du site, les habitants, salariés, commerçants, techniciens ou élus du territoire s’impliquent collectivement. Le sentiment d’appartenance à une communauté ou à un quartier est souvent mentionné, ainsi que la capacité à agir et à transformer son territoire, tout comme la fierté d’y habiter ou d’y travailler. Grâce à ces nouvelles opportunités, certains ont pu créer leur emploi ou stabiliser leur revenu. La Brouette Toquée permet aux porteurs de projets – des artisans, principalement – de vendre leurs produits sur le marché de la Colonie avant de lancer leurs activités en dehors de ce lieu. Et certains bénévoles sont devenus salariés. Les compétences de chacun sont mobilisées. Le sentiment d’utilité sociale, la multiplicité des échanges et des liens sociaux ou encore l’entraide favorisent la confiance, la créativité et la convivialité. On constate alors une montée en compétences individuelle et collective des acteurs du projet, mais également de la collectivité locale lorsqu’elle recherche des solutions pour accompagner l’initiative. La transmission des savoirs se fait en agissant en commun, en voyant faire, en étant invité à faire, en étant motivé par la réussite du projet, à l’instar de l’association La Facto, à Montreuil, qui accompagne individus et associations dans leurs projets de construction. Les savoir-faire s’élargissent. La bienveillance et l’ouverture d’esprit qui accompagnent le plus souvent ces projets sont propices à l’insertion professionnelle, notamment pour des publics vulnérables ou éloignés de l’emploi. La Brouette Toquée travaille ainsi avec l’Esat de Cormeilles-en-Parisis (vente des produits issus de l’horticulture) depuis 2019. Les bénévoles de l’association sont les référents des travailleurs.

Le quartier, le territoire

Ces initiatives créent des externalités territoriales positives. Elles améliorent la qualité de vie par l’accès à des services urbains (équipements de proximité, partage…), la participation aux instances communautaires ou politiques, les coopérations de voisinage, l’animation d’un quartier à différents moments de la journée… Les occasions de rencontre sur un même site se multiplient et renforcent les relations sociales. Les fonctions présentes se diversifient. Le territoire gagne en autonomie et en résilience, car les emplois créés sont non délocalisables. Ils répondent aux besoins des habitants, et pallient le manque de services et de commerces. Certains coûts sociaux, environnementaux ou économiques diminuent. La création de services dans le quartier permet aux habitants de moins utiliser leur voiture, et l’animation des espaces de diminuer les dégradations ou le sentiment d’insécurité. Ces projets contribuent à nourrir une vision partagée du territoire et à améliorer son attractivité en termes d’image, de foncier et de dynamisme économique (création d’entreprises, d’emplois…). Ils augmentent la chronotopie et l’intensité d’usages des espaces publics. Le territoire devient un lieu d’expérimentations, porteur d’innovations sociales, citoyennes ou de process. La Brouette Toquée revendique ainsi le droit à l’erreur et démontre que certaines initiatives inspirantes peuvent être adaptées dans d’autres contextes.

 

 

LA COLLECTIVITÉ TERRITORIALE, UN PARTENAIRE CLÉ, QUI DOIT NÉANMOINS TROUVER SA PLACE

Les porteurs de projets sont amenés à collaborer avec les collectivités pour développer leur activité, que ce soit de leur initiative ou de celle des acteurs publics. Il s’agit de trouver les moyens efficaces pour les accompagner sans changer la nature du projet et le mode de fonctionnement. Ces projets à la portée modeste, moins visibles qu’un projet d’aménagement, ne sont pas toujours bien accueillis par les collectivités, mais le succès croissant de ces initiatives contribue à changer leur regard. Les collectivités territoriales intéressées disposent de plusieurs leviers, et en premier lieu celui d’autoriser l’occupation d’un site ou l’organisation d’événements dans l’espace public. En garantissant un cadre légal de longue durée, elles offrent la possibilité aux porteurs de projets de prendre le temps d’expérimenter et de stabiliser leur modèle économique. Les collectivités s’impliquent aussi dans le développement et la pérennisation de ces expériences en mettant à disposition ses ressources : de l’ingénierie, des financements et des moyens humains. Lors de la création des Serres de Beaudreville, à Gometz-la-Ville, la mise aux normes du site, notamment pour l’accueil du public, est importante. Dans ce cadre, le Parc naturel régional de la Haute Vallée de Chevreuse a accompagné l’association dans la rédaction de ses dossiers de financement et dans la mise en place d’une campagne de financement participatif avec KissKissBankBank. Les Serres ont également pu obtenir la subvention « Tiers-lieux » de la Région Île-de-France. Parce que ces initiatives sont hybrides dans leur fonctionnement et leur vocation, les pouvoirs publics sont amenés à être inventifs dans les outils qu’ils mettent à disposition des porteurs de projets. La Brouette Toquée bénéficie d’un référent technique à la mairie d’Argenteuil, à l’interface des différents services (commerce, associations…). Elle a signé une convention tripartite avec la commune et le concessionnaire de marché pour pérenniser son occupation de l’espace. Plus largement, des municipalités européennes ont mis en place des instruments réglementaires innovants. Naples, par exemple, compte depuis 2017 sept lieux gérés en commun sur son territoire. Chaque communauté d’acteurs définit les règles d’exploitation du lieu, et celles-ci sont portées à délibération du conseil municipal. Ce cadre juridique reconnaît alors le caractère informel et ouvert de l’initiative. En France aussi, les collectivités locales s’acculturent à ces nouveaux outils afin d’accueillir et d’accompagner les expériences sur leur territoire. En témoigne le développement des dispositifs en matière d’urbanisme transitoire, de friches ou d’accueil de tiers-lieux. Cette montée en compétences des acteurs publics se fait aussi par un apprentissage aux côtés d’acteurs experts dans les démarches innovantes, tels que l’association « La 27e Région ». Cet organisme a notamment développé « la Transfo », un programme de recherche-action qui accompagne les collectivités dans la création de leur propre laboratoire d’innovation interne. Ces projets inventent de nouvelles formes d’accompagnement, plus légères et hybrides, qui favorisent la proximité relationnelle et géographique. Ils sont néanmoins fragiles par nature, tant sur le plan humain (engagement individuel de quelques personnes) et matériel (occupation de lieux éphémères ou dégradés) que financier (modèle économique instable). Les collectivités locales sont un relais possible pour les ancrer dans la durée, favoriser l’émergence d’un écosystème de « petits projets » et en additionner les effets. Cette forme d’économie dynamise l’économie francilienne et mérite d’être accompagnée.■

Cette étude est reliée à la catégorie :
Attractivité et convivialité

Études apparentées